Office National de l'Huile
Bulletin de veille et d'information de l'Office National de l'Huile

25nov 2020

Difficultés structurelles du secteur agricole | Karim Daoud, Président du Syndicat Tunisien des Agriculteurs (SYNAGRI) : «Favoriser le développement des groupements agricoles»

SYNAGRI: Karim Daoud et Faouzi Zayani revendiquent chacun la présidence de  l'organisation agri - African Manager

Le secteur agricole souffre d’une crise structurelle. La résurgence de l’épidémie de la langue bleue, la pénurie d’engrais chimiques ou encore les revendications d’augmentation des prix des produits agricoles ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. Pour Karim Daoud, président du Synagri,  les problèmes qu’affronte l’agriculture résultent du manque de vision pour un secteur, désormais fragilisé par l’érosion du pouvoir d’achat des Tunisiens, mais surtout par l’absence de gouvernance et de décisions qui sont en mesure d’organiser le monde rural et protéger le petit agriculteur.


Est-ce que le secteur agricole a été impacté par la crise sanitaire Covid-19 ?

Sur le plan sanitaire, les agriculteurs comme tous les travailleurs sont une population exposée aux risques de contamination. Sur les plans économique et social, l’impact du Covid-19 sur le secteur agricole a eu lieu au niveau de la consommation. La crise économique que traverse le pays depuis une dizaine d’années et qui a engendré la hausse du chômage et l’érosion du pouvoir d’achat est aujourd’hui aggravée par le Covid et fait que l’agriculture soit impactée parce que la demande a chuté. Aujourd’hui, la consommation du Tunisien de produits sensibles et chers, comme le poisson, a diminué de 40% à 60%, selon les régions, et ce, en référence à des sondages qui ont été réalisés dans les grandes surfaces. Quand les restaurants et les cafés  ferment et que le tourisme bat de l’aile, il y aura, forcément,  moins de consommation de fromages, de produits laitiers et leurs dérivés, etc. Par exemple, durant le confinement lors de la première vague Covid, la chute de la demande des pommes de terre sur le marché était une catastrophe parce que les restaurants en consomment  beaucoup. Donc, la crise a montré que l’agriculture est un secteur fragile, mais aussi un secteur qui remplit son rôle. Le marché est approvisionné en produits agricoles sans interruption.  Certes, on a observé une augmentation des prix, mais elle vient surtout de l’augmentation du coût de production, de la spéculation et de la distribution mal organisée. 

Maladie de la langue bleue, pénurie d’engrais chimiques, etc. les problèmes auxquels font face les agriculteurs se multiplient et il est clair que le secteur agricole souffre, mais pas uniquement à cause du Covid… ? 

Le secteur agricole souffre de manière chronique depuis des années.  Pourquoi?  Parce qu’il n’y a pas de vision et de politique agricole qui prennent en considération les réalités par rapport aux  ressources naturelles, à l’augmentation des coûts de production, aux  performances du secteur et d’une manière générale par rapport à tous les problèmes qui entourent l’agriculture. Le premier problème à souligner, c’est l’explosion des coûts de production et la diminution de ses marges bénéficiaires.

Aujourd’hui, des secteurs entiers comme l’élevage laitier, la volaille… souffrent parce qu’il y a une hausse très importante  des coûts de production qui n’est pas compensée par une augmentation des prix de vente qui sont pour  la plupart fixés par les pouvoirs publics. Prenons l’exemple de  l’élevage, le prix du soja, qui est une alimentation animale indispensable à cette filière, a augmenté de 180 dinars  en trois semaines. En contrepartie, l’augmentation de la  subvention du lait décidée à 95 millimes (alors qu’elle devait être de 150 millimes),  ne couvre pas le  coût global de la production. Cette augmentation a impacté le prix du lait de 60 millimes et  l’effet de majoration décidée par les pouvoirs publics a été pratiquement annulé à cause de l’augmentation du coût de l’intrant. Ceci est valable pour tous les intrants. Ensuite, il y a l’endettement. Il est chronique, parce que les conditions économiques de l’agriculture ne s’améliorent pas et que l’agriculteur n’arrive pas à rembourser ses crédits. Si on entre dans les détails, on trouve que 17% des agriculteurs en Tunisie sont en relation avec le crédit agricole, tout le reste fait du crédit fournisseur. Ce qui est catastrophique parce qu’il s’agit d’un achat à crédit.  Vous avez évoqué le manque d’engrais chimiques. Ils constituent la clé pour la réussite des campagnes céréalières, dans le cadre de l’agriculture intensive, et une pénurie de ces fertilisants diminue la productivité de la filière. Il y a un manque de DAP, la quantité disponible est vendue sur le marché spéculatif à 68 dinars ou 70 dinars le quintal, alors qu’il devrait être à 62 dinars. On demande que le ministère du Commerce intervienne pour effectuer des contrôles. Les conditions climatiques, notamment la sécheresse, constituent, par ailleurs,  un grand défi pour  l’agriculture en Tunisie.

Cette année, l’automne est complètement sec. On est dans une situation de stress hydrique et de début de sécheresse. Il y a des agriculteurs céréaliers qui ont semé un peu tôt et avec la chaleur les premières pousses de céréales étaient mortes et ils se trouvent obligés de relabourer et de semer une autre fois en attendant les pluies. Tous ces aléas représentent des coûts extrêmement chers. Evidemment, le gouvernement n’est pas responsable  des facteurs naturels, comme la sécheresse, en revanche, il est responsable de la politique des prix et de l’appui à l’agriculture.

Vous avez évoqué également la langue bleue. C’est une épidémie, qui resurgit de temps à autre en Tunisie. Elle  a, bien sûr, provoqué des pertes économiques qui touchent surtout les petits éleveurs, mais ce qui est encore plus inquiétant, c’est qu’étant apeurés par la propagation de la maladie de la langue bleue, ils ont vendu à perte  leurs moutons. Avant-hier, à Sidi Bouzid, à Bir Lahfay exactement, la viande de mouton était à 18 dinars ! Les prix sont en chute libre parce qu’il n’y a pas de demande.  Si le secteur agricole manque de vision, c’est qu’il est considéré en Tunisie depuis des décennies comme un secteur social. Celui qui ne réussit pas sa vie fait de l’agriculture. De plus, les agriculteurs sont appelés à produire à moindre coût sans  l’appui à l’amélioration de leurs performances, oubliant que plusieurs intrants importés subissent et l’évolution des cours mondiaux et la baisse de la valeur du dinar  comme les semences, les machines, les cheptels, l’énergie… En contrepartie, quand on demande une augmentation de la subvention, on refuse poussant tout  un système économique à continuer de travailler à perte, ce qui ne favorise pas l’investissement dans le secteur. L’agriculture tunisienne est une petite agriculture familiale. 80% des éleveurs ont moins de dix vaches, 80% d’entre eux ont moins de 5 vaches. Plus de 80% des producteurs agricoles tunisiens ont moins de dix hectares, 70% d’entre eux ont moins de 5 hectares.  Ce sont de petits agriculteurs qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Il s’agit d’une agriculture vivrière et c’est structurel en Tunisie.

Ces petits agriculteurs qui sont éparpillés, avec des terrains morcelés et des coûts qui explosent, deviennent de plus en plus misérables. Pour ces raisons-là, la jeunesse s’éloigne du secteur agricole. Il est risqué, difficile, peu rentable et pas revalorisé.

Le revenu d’un agriculteur, il y a dix ans, est le même qu’aujourd’hui. Pour  résumer, les problèmes de l’agriculture sont multiples entre manque de vision et de rentabilité problème, difficultés de foncier, de financement et problèmes de morcellement de terres agricoles et de vieillissement de l’âge moyen des agriculteurs, des filières entières risquent d’être mises à genoux.

Quelles sont ces filières menacées?

A vrai dire, les problèmes sont partout  et les filières sont menacées pour différentes raisons. Pour la filière lait, l’augmentation du coût de production et  la sécheresse risquent de mettre en péril le secteur. Les agriculteurs n’arrivent plus à  alimenter les bétails; donc, ils vendent leurs vaches. Si on ne préserve pas notre cheptel qui a beaucoup diminué, il va falloir dépenser des milliards de dinars d’investissement pour le réimporter.

Pour la filière volaille, ce sont les petits producteurs qui souffrent. Pareil pour la filière des dattes. Dans le Sud, les agriculteurs sont lésés parce qu’ils paient les frais d’une distribution inique des marges bénéficiaires. Ils vendent le kilo à deux dinars pour le trouver après sur le marché à 10 dinars. C’est une mentalité qu’il va falloir changer en Tunisie. Il doit y avoir une répartition juste et correcte de la valeur ajoutée de toute la filière. Hélas, c’est, toujours l’agriculteur qui a la plus petite part, de revenus et ce sont les intermédiaires qui ont la plus grande part, alors que tous les coûts de production sont entièrement supportés par l’agriculteur. C’est un phénomène complexe. S’ajoutent à cela les facteurs météorologiques, notamment la sécheresse qui pèse de tout son poids sur des filières, comme les agrumes.

Donc, en somme, la problématique est multifactorielle. Gouvernance, financement, stratégie, tous ces aspects doivent être traités par le ministère. C’est pour cela que la ministre de l’Agriculture a un travail énorme parce qu’il est urgent qu’elle construise cette vision et donne des solutions immédiates.

Il y a aussi des difficultés de gestion des récoltes abondantes, notamment d’olives lors des années pluvieuses… ?

Nous avons des problèmes de gestion de stock et de production nationale et des importations. La campagne oléicole se voit quand l’arbre est en fleur, donc on sait quand il y a une bonne floraison qu’il va y avoir une bonne année. Et donc, une récolte abondante est très prévisible. Mais pour la gérer, il faut avoir les facultés de stocker et de  financer les coûts additionnels de stockage.

Quelles sont les recommandations du Synagri pour pallier ces difficultés ?

La première chose à faire, c’est d’accepter la réalité des coûts de production et de faire tout pour que les agriculteurs vendent leurs produits avec des marges bénéficiaires,  comme toute entreprise économique. Si cela impacte effectivement le pouvoir d’achat des citoyens, il faut subventionner davantage l’agriculture comme c’est le cas partout dans le monde. En Tunisie, on ne subventionne pratiquement  pas les agriculteurs  et on fige les prix. On est en train de tuer la production. Si on continue comme ça, on ne fait qu’augmenter la fraude, accentuer l’épuisement de nos terres et contribuer à la disparition sur  le long terme de notre agriculture. Les taux des crédits bancaires aux agriculteurs ne peuvent plus valser aux alentours de 10%. L’agriculture doit avoir des crédits à des taux extrêmement bonifiés.  Aussi il est question de faciliter l’accès au crédit et de  consolider les filières à travers les subventions. Effacer la dette des agriculteurs est une mesure urgente à prendre. Enfin, pour lutter contre le morcellement des terres et l’appauvrissement des agriculteurs, il sied de favoriser le développement des groupements des producteurs et faire passer par eux les subventions de l’Etat. Ce sont des mesures urgentes  qui poussent  les agriculteurs à s’organiser en coopératives ou en groupements de développement agricole.

Source: https://lapresse.tn


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