Office National de l'Huile
Bulletin de veille et d'information de l'Office National de l'Huile

15févr 2021

Les Tunisiennes misent sur le bio pour se faire une place dans le monde de l’huile d’olive

En vingt ans, la Tunisie, troisième producteur mondial d’or vert, est devenue le premier pays au monde pour la superficie oléicole certifiée biologique.

Dans l’oliveraie des sœurs Ben Hamouda, près de Mateur, dans le nord de la Tunisie.


 

Du nord au sud de la Tunisie, quand l’heure de la récolte des olives sonne à la fin de l’été et jusqu’au mois de décembre, les femmes sont partout. Foulard fleuri sur les cheveux, emmitouflées dans d’épais vêtements, les cueilleuses, juchées sur leur échelle de bois, prennent soin de ne pas abîmer le fruit délicat.

 

Sélima et Afet Ben Hamouda, dans leur oliveraie près de Mateur, dans le nord de la Tunisie, en décembre 2020.

Aujourd’hui, lasses de voir leur échapper le produit de leurs sacrifices, les Tunisiennes s’organisent, portées par le développement d’une filière biologique en plein boom depuis dix ans. Qu’elles soient issues des zones rurales ou urbaines, elles reprennent les fermes familiales, se lancent dans des projets individuels ou se regroupent en coopératives (groupement de développement agricole, GDA), encouragées par le succès de quelques pionnières dont la réussite dans « l’or liquide » se fait vite connaître dans le milieu.

« Sur tous les projets oléicoles qui nous sont présentés pour une certification, analyse Imen Jaouadi, directrice d’Ecocert Tunisie, organisme qui délivre le label bio, environ 10 % sont portés par des femmes. Cela peut sembler peu, mais en réalité, c’est énorme, car beaucoup le sont par des coopératives, les GDA, et à l’arrivée cela fait beaucoup de productrices ! Depuis cinq ans particulièrement et grâce au bio, les femmes arrachent leur place au sein d’un monde d’hommes. »

Précieux jus

Sélima et Afet Ben Hamouda sont de celles-là. En 2014, les deux sœurs de 35 et 38 ans quittent leur emploi, l’une au service commercial d’un palace de Tamerza (centre-ouest) et l’autre dans le droit, pour reprendre la ferme céréalière familiale située sur les hauteurs de Mateur, dans le gouvernorat de Bizerte (Nord).

La récolte issue des 1 500 oliviers chétouis – une variété du pays – plantés dans les années 1960 est « depuis toujours » vendue en vrac à des grossistes. « Notre père nous a beaucoup encouragées, se souvient Sélima. Lui a toujours été sensible aux questions d’environnement et appliquait depuis longtemps des méthodes de semis direct sans labour préconisées dans la permaculture. Alors, quand on a décidé de se lancer, il était clair qu’on voulait faire de la haute qualité et du bio. » « On n’avait pas de business plan”, s’amuse Afet, mais on a tout de suite voulu se former à Sfax », la Mecque de l’huile d’olive tunisienne. « Le reste a été une affaire de rencontres. Un monde passionnant s’est ouvert à nous. »

Sur leurs coteaux ensoleillés où poussent blé, colza et avoine, Sélima et Afet ont enrichi leur domaine en plantant 12 500 pieds d’arbequinas, d’arbosanas et de sayalis, puis ont construit une huilerie pour presser et conditionner elles-mêmes le jus précieux. Dès les premières bouteilles, en 2016-2017, leur marque A & S rafle plusieurs prix parmi les plus prestigieux à Bari (BIOL), Londres, New York et Tokyo. Et si, jusque-là, leur huile ne constituait qu’un revenu d’appoint, les 6,5 tonnes sorties de leur moulin en 2020 devraient permettre à Sélima et Afet d’augmenter significativement leurs revenus.

 

 

Dans l’oliveraie des sœurs Ben Hamouda, près de Mateur, dans le nord de la Tunisie.

 

 

Dès leurs débuts, elles ont fait appel à l’expertise de l’Association pour une agriculture durable (APAD) et d’ingénieurs agronomes pour assainir leurs parcelles et attendent aujourd’hui leur certification bio. « On a encore beaucoup de choses à apprendreOn tâtonne, on cherche, on se trompe, mais quand vient le temps de la récolte, explique Afet, on est toutes excitées, on se demande quels goûts aura notre huile. On est loin de ces réunions où de gros industriels sont obnubilés par les cours de Bourse et parlent marché chinois. »

« Véritable transformation »

C’est en 1999 que la Tunisie plante la graine d’une agriculture biologique avec sa loi du 5 avril, première des réglementations africaines et du monde arabe. « A cette époque, la Tunisie ne s’est pas contentée de poser un cadre réglementaire, retrace Samia Maamer, directrice générale de la production biologique au ministère de l’agriculture. Elle s’est tout de suite engagée à créer des institutions et des outils pour impulser une véritable transformation : du cahier des charges permettant aux producteurs d’évoluer vers le bio aux masters pour former des ingénieurs agronomes spécialisés en passant par des subventions pour aider à obtenir une certification et les moyens d’un suivi qui garantisse la qualité sur la durée. » Ce qui a permis à l’huile d’olive bio d’obtenir en juin 2009 l’équivalence de certification de l’Union européenne, ouvrant plus grand les portes du marché européen.

 

Aujourd’hui, chaque gouvernorat est doté d’une antenne locale de la direction générale située à Tunis et le ministère de l’agriculture a lancé en 2015 un plan de quinze ans pour renforcer le secteur. C’est cet écosystème qui a largement profité à l’huile d’olive tunisienne puisque le pays, troisième producteur mondial après l’Espagne et l’Italie avec une moyenne annuelle de 220 000 tonnes, est devenu le premier pays au monde en superficie oléicole certifiée bio (256 000 hectares). L’or vert tunisien, réputé pour son fruité, son amertume et son piquant, est en partie acheté par les Européens pour rehausser la qualité de leurs propres productions, à la manière des assemblages dans l’élaboration des vins.

La production biologique d’huile d’olive atteint désormais 15 % de la production globale tunisienne et les femmes sont présentes à toutes les étapes : à la cueillette bien sûr, mais aussi au moulin, comme chez les sœurs Ben Hamouda « qui ne travaillent qu’avec des filles », à la gérance de nombreuses exploitations et coopératives, au pilotage de grandes marques, à l’instar de Samia Salma Belkhiria, directrice générale de Medagro-Ruspina, l’une des plus vieilles enseignes (1887) du pays de Carthage. Mais elles sont aussi panélistes, oléologues, ingénieures, chimistes, directrices de marketing, agentes de certification, inspectrices, contrôleuses. « Dans les délégations régionales, plus de la moitié des agents à travailler directement en appui aux agriculteurs sont des femmes », évalue par exemple Samia Maamer.

« Création de valeur ajoutée »

Si elles ne sont pas forcément exportatrices, les oléicultrices écoulent leur production sur le marché intérieur et en épiceries fines, et sont souvent motrices pour développer des projets d’éducation au goût, des festivals et créer des synergies avec d’autres femmes qui cuisinent et inventent des mariages sucré-salé-huile d’olive audacieux. « Une créativité encore trop peu visible », juge Imène Trabelsi-Trigui, vice-présidente de Women in Olive Oil Tunisia et responsable des innovations. L’organisation internationale, créée en avril 2020 par l’Américaine Jill Myers, a ouvert des antennes dans quarante pays producteurs, fédérant plus de deux mille actrices de la filière. La branche tunisienne, lancée en plein confinement, compte déjà 44 productrices et GDA, toutes sensibles à la cause biologique.

« L’enjeu pour les Tunisiennes, détaille Imène Trabelsi, qui est par ailleurs professeure des universités et docteure en marketing agroalimentaire, est d’abord de sortir de la logique de la vente de produits sans création de valeur ajoutée. Pour cela, il faut qu’elles maîtrisent toute la chaîne de fabrication et développent leur image de marque. Il faut les aider à augmenter leur productivité sans renoncer aux pratiques vertueuses. » Marketing, valorisation des déchets issus de la production, nouvelles technologies associées à l’agriculture, produits dérivés de l’olivier, tourisme sont les pistes auxquelles Women in Olive Oil s’attelle.

 

 

Tableau de pierre de l’époque bysantine représentant un félin retrouvé sur la propriété de la ferme oléicole de la famille Ben Ismaïl, à Toukabeur.

 

 

« Ici, les gens sont très sensibles à l’histoire de l’olive, symbole de l’identité tunisienne depuis des temps très anciens », enchérit Zohra Boussetta, qui gère « à quatre mains », avec son mari Mounir, le magnifique domaine de Segermès, dans le bassin de Zaghouan (Nord). Leurs 300 hectares d’oliviers chétouis, chemlalis et oléastres recèlent des vestiges antiques dès qu’on retourne la terre. Ils en ont réuni quelques pièces majeures sur l’esplanade qui domine leurs champs vert-de-gris et font visiter les restes de la petite chapelle byzantine et de son baptistère datant du IVe siècle après J.-C. à des groupes curieux de plonger dans l’histoire chrétienne carthaginoise.

Même intérêt à la ferme Ben Ismaïl, à Toukaber (Béjà), où l’on ne manque pas de montrer meule et colonnes de pierre crénelées et même un « tableau » byzantin représentant un félin inscrit au patrimoine. Le tout couronné comme il se doit d’une dégustation des crûs bio Triomphe, multiprimés, et d’une citronnade concoctée par Radhia, la maîtresse de maison, avec sa récolte personnelle. « Il y a un tel intérêt pour le terroir tunisien et pour le bio, s’enthousiasme Maher Ben Ismaïl, que nous avons reçu presque 5 000 visiteurs en 2019 et ouvert un deuxième restaurant avec les produits de la ferme. »

 

Pour que ce développement profite encore plus aux femmes, il faut non seulement renforcer la filière bio, mais aussi développer le commerce équitable, avance Imène Trabelsi-Trigui. Encore balbutiant en Tunisie, ce modèle alternatif garantit un revenu digne de la cueilleuse à la vendeuse. « Les contrats de certification bio sont une forme de reconnaissance du travail des femmes rurales, explique Imen Jaouadi, d’Ecocert. Ils rétablissent l’équité dans des fermes où, jusque-là, les femmes travaillaient et les hommes engrangeaient les revenus. Et si l’on parvient à coupler les deux, on aura vraiment un impact sur la situation des ouvrières agricoles, les plus fragiles de toute la chaîne. C’est aussi une question de justice sociale. »

 

 

 

 

source: https://www.lemonde.fr

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